Invisible
Les caustiques jouaient sensuellement sur son corps, glissant le long de ses formes. Le maillage de lumière se déformait délicieusement, soulignant en passant la rondeur des épaules, le creux entre les omoplates tendues. Les cellules brillantes se précipitaient en se contractant vers l'affinement de la taille, pour s'arrondir et s'étaler, voluptueuses, sur chacun des globes de ses fesses. Les jambes étaient un déchirement : trop fines, la plupart des caustiques en tombaient. Les autres dessinaient les longues cuisses, puis les mollets fuselés, puis les pieds fins avant, à leur tour, de rejoindre le fond du bassin. Elles y oscillaient langoureusement en un réseau lumineux en attendant sa prochaine longueur.
Insensible au spectacle coloré qu'elle offrait, la nageuse filait sous l'eau en longues coulées. Lorsqu'elle brisait la surface, sa nage était onctueuse, forçant les filets d'eau à coller a son corps, ne laissant des remous que dans son sillage. Un bras élancé, puis l'autre, la propulsaient sans à coup, le corps oscillant en un roulis léger et régulier, jusqu'à l'autre bout du bassin. Dans l'eau claire et ensoleillée qu'elle perturbait à peine, elle donnait l'impression de voler. À chacune de ses culbutes elle offrait fugitivement aux regards l'arrondi de son fessier avant de repartir en ondulant dans une vrille parfaite. Il ne se lassait jamais de ces allers-retours, admirant le corps élancé qui fendait le liquide.
Lorsqu'elle décidait de mettre fin à sa routine, elle se hissait hors de l'eau d'un seul mouvement, un coup de rein parfaitement ajusté. La voir ainsi soudainement tenir gracieusement debout sur le bord du bassin était être le témoin renouvelé de la transformation d'une sirène. De son bonnet retiré s'écoulait une longue chevelure brune qu'elle remettait automatiquement en ordre. Comme toujours, il cherchait son regard lorsqu'elle enlevait les lunettes de nage, déjà souriant à l'idée de, peut-être, échanger de nouveau quelques mots. Mais ses yeux à elle allaient plutôt vers les plus jeunes hommes qui nageaient encore. Un sourire léger flottant sur ses lèvres, elle regardait un moment les épaules et les dos bien dessinés, les cuisses puissantes.
Comme toujours, alors qu'elle se préparait à partir, son regard le balayait mais ne le regardait pas. Peut-être avait-il été rendu invisible par quelque sortilège... Cette fois-ci ne fut pas différente. Oh, il aurait pu, s'approcher pour la féliciter sur sa nage, son style, comme il l'avait fait deux ou trois fois. Mais l'invisibilité qui le frappait lui indiquait que ce serait peine perdue. Il se contenta de la regarder prendre ses affaires et partir, admirant sa posture et sa démarche, son dos et ses flancs largement exposés par les échancrures du maillot de bain, ses jolies fesses rondes faisant de l'oeil à tour de rôle. Cette magie qui le rend transparent, cette barrière infrangible, inaltérable, c'est celle du temps, des quelques 20 ans qui les sépareront toujours, elle et lui.