Les mots sans voix qu'on s'dit avec les doigts - Partie 2 (en attendant la publication sur le blog)
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La veille du rendez-vous, je prends le train avec une valise trop légère. Dedans, deux robes. L’une noire, pour le soir. L’autre blanche, pour le matin d’après, si je reste. Des sous-vêtements choisis comme des messages : dentelle fine, couleur chair. Invisibles et indélébiles.
Le train roule et mon ventre bat plus fort à chaque gare traversée. Je ne lis pas. Je n’écoute rien. Je regarde les paysages défiler comme un film dont je serais le point d’orgue. Mon corps est un orchestre en accord majeur, prêt à éclater sur une seule note.
Je pense à ses mots. À tout ce qu’il m’a promis. À ce qu’il m’a soufflé à l’oreille, entre deux gémissements. À ses silences aussi. Je me les répète. Je les mâche, je les avale.
À l’hôtel, je m’installe dans une chambre au dernier étage. Vue sur des toits ternes. Peu importe. Ce n’est pas la ville que je suis venue visiter. C’est lui.
Je prends une douche, longue, brûlante. Je savonne lentement chaque partie de mon corps, comme s’il me regardait déjà. Je veux qu’il sente mon attente sur ma peau. Je veux qu’il sente que je n’ai rien gardé pour moi.
Devant le miroir, je m’examine. Je me parle à voix basse.
- Il va te voir. Tout voir. Le grain. Les plis. Les failles.
Et puis je ris, nerveusement.
- Il va te prendre. Et toi, tu vas te laisser faire. Tu vas t’ouvrir comme une porte longtemps restée fermée.
J’hésite à lui écrire. Je suis là. Je t’attends. J’ai peur et j’ai envie. Mais non. Je veux que le premier regard soit la première phrase.
Je m’allonge sur le lit. En étoile. Robe noire posée sur une chaise. Je ferme les yeux.
Demain. Il sera là. Il n’y aura plus de distance. Juste la peau. Juste le vrai.
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Je l’entends avant de le voir.
Des pas dans le couloir. Mes battements s’accordent à la cadence. Mon ventre se serre. Une porte qui claque à l’étage du dessous. Puis plus rien. Le vide avant l’impact.
Un coup léger contre le bois. Deux fois. Pas plus.
Je ne bouge pas tout de suite. Je savoure cette seconde juste avant. Celle où tout est encore possible. Où l’on peut encore choisir de ne pas ouvrir.
Mais j’ouvre.
Il est là. Il sourit mais pas trop. Ses yeux, eux, ne sourient pas. Ils brûlent.
Je reste un instant sans bouger. Je ne dis rien. Lui non plus. Il entre. Il ferme la porte. Il ne m’embrasse pas. Il me regarde. Je sens son regard me parcourir comme une main.
- Tu es là, dit-il enfin.
Trois mots. Comme une évidence.
- Je suis là.
Il s’approche. Lentement. Il pose son sac sans y penser, sans me quitter des yeux. Moi, je recule d’un pas. Pas par peur. Par jeu. Pour sentir s’il me suivra. Il me suit.
Quand il est à un souffle de moi, il lève la main. Il effleure ma clavicule. Rien de plus. Juste un frôlement.
- Tu trembles, murmure-t-il.
- Je me retiens.
Alors il m’embrasse. Pas la bouche. Le creux entre mon cou et mon épaule. Comme s’il y avait là un secret. Sa langue y glisse. Je ferme les yeux. Mes bras tombent de chaque côté. Je suis ouverte. Disponible. Prête.
- Je vais prendre mon temps, dit-il. Tu mérites d’être explorée.
Je hoche la tête. Je n’ai plus de mots.
Il recule d’un pas. Il me regarde encore. Il veut me voir toute entière. Il défait lentement les boutons de ma robe. Un à un. Chacun est une promesse. Chacun est un pas vers moi. Quand la robe glisse à mes pieds, il murmure :
- Voilà.
Comme s’il avait trouvé la réponse à une question ancienne.
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Je suis nue devant lui.
Il ne se jette pas. Il me regarde, avec les yeux, comme d’autres explorent des ruines anciennes, une forme de dévotion. Il pose sa main sur mon ventre, au centre, là où tout commence.
Il m’embrasse enfin, la bouche cette fois. Sa langue cherche la mienne, sans précipitation. C’est une danse lente, une initiation. Je m’accroche à ses épaules. Ses mains, elles, sont ailleurs. Dans mon dos. Sur mes hanches. Sur la naissance de mes fesses.
Il me soulève à peine. Je suis légère entre ses bras. Il me dépose sur le lit.
- Laisse-moi faire.
Je ferme les yeux. Il commence son travail de géographe amoureux. Il trace ma peau, explore chaque recoin avec les lèvres, les dents parfois. Il mord doucement la naissance de ma cuisse. Il remonte le long de l’intérieur. Je frémis.
- Tu frissonnes ?
- J’ai froid de toi.
Il rit doucement. Puis il devient grave. Sa bouche atteint enfin ce point, ce lieu, cette fleur ouverte. Il ne s’y précipite pas. Il s’en approche, l’effleure, tourne autour.
- T’es déjà trempée. C’est moi qui t’ai mise comme ça ?
Il m’embrasse là. Longuement. Profondément. Comme on boit à la source.
Je perds la tête. Mes jambes l’enserrent. Mes mains cherchent sa nuque, ses cheveux, tout ce qui peut m’ancrer dans cette réalité.
Quand il me fait jouir, je le fais en silence. Le cri reste coincé dans ma gorge. Je m’ouvre, je me perds, je me répands.
Il remonte vers moi. Il s’allonge sur mon flanc. Il me regarde.
- T’es magnifique quand tu jouis.
Je souris, je souffle :
- Et toi… t’es chez toi.
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Je suis au-dessus de lui. Il me regarde. Pas une seconde, il ne détourne les yeux.
Sa main guide son sexe jusqu’à mon entrée. Il ne pousse pas. Il demande.
- Tu me veux ?
- Je te veux depuis que je connais ta voix.
Alors il entre. Lentement. Comme on entre dans un lieu sacré.
Je sens chaque millimètre, chaque muscle, chaque battement.
Nos corps se trouvent sans hésiter. Ils s’étaient déjà parlé dans l’ombre.
Il m’emplit tout entière, et je le retiens. J’accroche mes jambes à ses hanches, mes mains à son dos.
Il bouge à peine. Il reste là. En moi. Présent.
Puis il commence à onduler. Doucement. Avec une précision qui me donne des vertiges.
Il m’étire, me tend, me fend en deux. Je m’entends haleter, je le sens durcir, encore.
- Dis mon prénom. Juste une fois
- Théo
Il gémit. Je le serre. Nos souffles se mêlent.
Il accélère. Le rythme devient animal. Il me claque contre lui, chaque fois un peu plus fort.
Je monte. Je m’ouvre. Je me répands.
Je jouis en criant son prénom. Cette fois, je ne retiens rien.
Il me suit. Il s’enfonce, profond, ultime, et il se libère en moi.
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La lumière filtre à travers les stores. Un jour pâle, pas encore tout à fait debout. Je suis déjà éveillée, posée contre lui. Il respire profondément, sa poitrine se soulève sous ma joue. Je reste là. Je ne veux rien précipiter.
Il ouvre les yeux. Me voit.
- Toujours là, dit-il.
Pas de mots de trop. Pas de gestes maladroits. Juste cette évidence. Cette proximité qui ne cherche plus à prouver. Je me glisse au-dessus de lui. Lentement. Sans poser de questions. Mon bassin s’ajuste, s’aligne. Il se laisse faire. Il est déjà prêt. Je l’accueille. En silence. Un enfoncement doux, sûr, précis. Pas de jeu. Pas d’urgence. Une traversée.
Je le chevauche en cadence lente, cérémonielle. Son regard ne me quitte pas. Il tient mes hanches comme on tient la mer. Il ne dirige pas. Il suit. Il accompagne. Nos souffles s’accordent. Le plaisir est là, mais il n’éclate pas. Il s’installe. Il s’épaissit. Ce n’est pas un sommet. C’est une plaine fertile. Une nappe souterraine. Je m’étends sur lui sans le quitter. Il me couvre de sa main entre mes omoplates.
On reste ainsi, longtemps. Corps noués. Respiration calme. Il me murmure :
- C’est comme si je te connaissais depuis un autre temps
Je ne réponds pas. Je ne veux pas refermer ce moment avec des mots. Je veux qu’il reste ouvert. Suspendu.
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Le jour s’est installé. Nous aussi, dans une lenteur qu’on ne veut pas nommer.
On descend chercher du café, cheveux en bataille, habits froissés, regard clair.
Les passants nous frôlent. Ils n’ont aucune idée.
Je le regarde marcher à mes côtés, la bouche encore marquée de moi.
Tout me semble dense. Simple. Facile. Comme si l’amour se vivait ici, maintenant, sans fracas.
On remonte, deux cafés brûlants en main. On plaisante. Il mord dans mon croissant. Puis son téléphone vibre. Il s’excuse d’un regard, décroche.
Sa voix change. Moins ronde. Plus rapide. Il se détourne légèrement. Je devine que ce n’est pas rien. Quand il raccroche, il reste un instant silencieux.
- C’était le journal. Il y a eu un truc. Une urgence éditoriale. Je dois bouger
- Tout de suite ?
- Pas tout de suite. Mais… oui. Je vais devoir écourter
Il ne s’agite pas. Il ne s’enfuit pas. Mais ses gestes redeviennent ceux d’un homme qui vit ailleurs. Qui a d’autres vies, d’autres obligations. Je le regarde ranger ses affaires. Plier une chemise. Refermer une trousse de toilette.
Et pourtant, quelque chose résiste. Il ne veut pas que ça s’arrête. Pas si vite.
Avant de partir, il m’embrasse longuement. Un baiser qui s’attarde, lourd de ce qu’on n’a pas eu le temps de vivre.
- On se parle ce soir ? me demande-t-il.
Je hoche la tête.
- Bien sûr.
Il sourit. Il referme la porte sans bruit. Et dans la chambre, le silence retombe. Pas vide. Chargé. Je reste debout un moment. Mon corps est encore empreint du sien. Je sais qu’il m’a marquée.
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Les jours passent. Il n’appelle pas.
Je ne relance pas. Ce serait trahir le pacte tacite de ce qu’on a vécu : intense, sans promesse. Mais l’absence s’installe. Un parfum qu’on croyait évaporé et qui persiste sur la peau.
Je retourne à mes journées. J’écris. Je sors. Je ris même, parfois. Il est là, en creux. Dans la tasse que je touche le matin. Dans le geste que je fais pour repousser mes cheveux. Dans le miroir. Dans mes draps.
Et puis un matin, une lettre. Une enveloppe manuscrite. Aucune adresse. Juste mon prénom, sur la surface blanche. Je la décachète.
Marie,
Je suis reparti trop vite. Trop maladroit. Trop moi.
Je n’ai pas su te dire ce que ton corps m’a laissé : un souffle nouveau, une paix étrange.
Je me suis cru fort de m’éloigner. Je découvre que je me suis vidé.
Je ne te demande pas une suite. Je ne veux pas revenir avec les gestes d’avant.
Mais j’ai écrit quelque chose. Une chronique. Pas sur toi. Pas sur nous.
Sur ce que ça fait, d’être traversé par une femme.
Elle paraîtra dimanche. Page 7.
Si tu veux, lis-la. Si tu ne veux pas, déchire.
Mais sache que je t’ai gravée plus sûrement que tous mes mots.
T.
Je plie la lettre. Je la range dans mon sac. Je n’ouvre pas le journal tout de suite. Je le laisse sur la table du salon, face à la lumière. Je veux garder encore un peu ce frisson : celui d’une histoire qui ne s’est pas terminée, mais transformée.
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Parue un dimanche, page 7.
"Ce que ça fait, d’être traversé par une femme"
On croit toujours que c’est nous, les hommes, qui entrons.
Que le mouvement vient de nous. Qu’on pénètre, qu’on prend, qu’on envahit.
Mais parfois, une femme vous traverse. Et tout ce que vous étiez s’en trouve déplacé.
Ce n’est pas une affaire de sexe. Pas seulement.
C’est une affaire d’espace. Elle entre en vous sans prévenir.
Par sa voix, ses silences, la courbe de son regard.
Elle se glisse dans vos gestes les plus anodins : quand vous nouez vos lacets, quand vous vous servez un café, quand vous ouvrez la fenêtre au matin.
Elle est là.
Elle vous décale.
Elle vous oblige à sentir autrement, à entendre ce que vous ne perceviez plus.
Elle vous rappelle que la lenteur peut être une forme de violence. Que la douceur peut être un choc.
Elle ne demande rien. Elle n’exige pas.
Elle s’installe. En filigrane. En sillage. En écho.
Et vous devenez poreux. Traversable.
Votre peau se souvient d’endroits que vous aviez oubliés.
Votre langue cherche des mots plus justes, plus brûlants, plus nus.
Elle ne vous possède pas. Elle vous révèle.
Elle vous rend au monde plus vibrant, plus fragile.
Elle fait de vous un lieu de passage. Un seuil. Un battement.
Et après elle, rien ne revient exactement à sa place.
C’est ça, être traversé par une femme.
C’est vivre avec une lumière nouvelle, quelque part dans la poitrine.
Une lumière qu’on ne peut plus éteindre.
Même quand elle part.